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Bring Down The Walls de Phil Collins: la sensualité du clubbing et les politiques d’incarcération

Date et heure
Jeudi 19 décembre 2019

Bring Down The Walls de Phil Collins: la sensualité du clubbing et les politiques d’incarcération

Par Francis Beaumont-Deslauriers

Cet article a été rédigé dans le cadre de Plateforme. Plateforme est une initiative créée et menée conjointement par les équipes de l’éducation, du commissariat et de l’expérience du·de la visiteur·euse de la Fondation PHI. Par diverses activités de recherche, de création et de médiation, Plateforme favorise l’échange et la reconnaissance des différentes expertises des membres de l’équipe de l’expérience du·de la visiteur·euse, qui sont invité·e·s à explorer leurs propres voie/x et intérêts.

L’œuvre Bring Down The Walls de Phil Collins, présentée à la Fondation PHI pour l’art contemporain jusqu’au 15 mars 2020, explore le pouvoir du clubbing comme catalyseur d’échanges sociopolitiques entourant l’incarcération, en utilisant les paradigmes sensuels présents dans la vie nocturne.

Bien qu’il soit possible de poser un regard théorique et raisonné à propos du clubbing, il importe de l’appréhender par l’émotion et l’expérience plutôt que d’essayer de le justifier par la raison. L’espace du club, avec ses stroboscopes, ses lasers, sa fumée synthétique, ses enceintes acoustiques calibrés pour délivrer une balance de high, mid et low qui résonne dans tout notre être [1], ne répond plus aux normes de la société extérieure et devient alors un lieu contre-culturel par excellence.

Le club est un lieu de prédilection pour explorer sa sensualité, mettre de côté ses préoccupations et s’exprimer librement. Il est devenu, depuis les années 1980, l’environnement idéal pour expérimenter de nouvelles substances, risquer de nouvelles tenues, découvrir de la nouvelle musique et rencontrer de nouvelles personnes. Depuis, ces nouvelles formes d’interactions ont considérablement augmenté notre capacité à comprendre, partager et ressentir les sentiments des autres.

Phil Jackson, réfléchissant aux raisons pour lesquelles l’univers du club devient un lieu favorisant les échanges, affirme: «telles sont les bases de l’anthropologie sensuelle: la capacité de ressentir, de partager et de comprendre avec empathie les sensations et les sentiments des personnes qui nous entourent sans imposer un cadre théorique préexistant; oublier ce que l’on croit savoir de façon à percevoir les choses différemment; brûler les livres d’école pour accéder à un savoir plus réel.» (Jackson, 2006). Le club permet ainsi de déconstruire nos acquis et de prendre un recul sur les rigidités théoriques pour mieux reconstruire notre savoir collectif. 

Lorsqu’on laisse libre cours à nos sensations ou lorsque l’on s’abandonne, nos interactions deviennent beaucoup plus perméables et authentiques, brisant les murs nous séparant les uns des autres. Aussi synonyme de plaisir et de laisser-aller, le club ouvre nos cloisons et facilite un contexte d’échanges dans un cadre tolérant, généreux et compréhensif. Il n’est pas surprenant de voir l’univers du club devenir un point central par excellence pour l’expression de la contre-culture; il suffit de penser à la scène voguing, aux clubs LGBTQ+, etc. Ces espaces deviennent des lieux d’émancipation, où il est possible d’exposer sa vraie nature, sans peur de se sentir stigmatisé ou jugé par autrui. L’importance du clubbing est telle que ses bénéfices se sont étendus à l’extérieur: «Les expériences nocturnes ont alors commencé à exercer leur influence bien au-delà des portes closes des boîtes de nuit, ébranlant du même coup les normes sensuelles imposées par l’habitus [voir Bourdieu 1972, 1980], lequel régule les comportements sociaux dans la vie quotidienne.» (Jackson, 2006).

Il y a un écart entre le monde académique et l’univers du clubbing. En effet, le premier s’inscrit dans un univers assez conformiste, où une multitude de règles et de conventions doivent être respectées. Le deuxième, quant à lui, laisse libre cours à l’expression de soi, et tend à déconstruire ces conventions. Ces deux mondes semblent donc être diamétralement opposés.

Phil Collins, avec Bring Down The Walls, facilite un rapprochement entre ces deux entités en transformant l’espace de danse en lieu d’échange et d’apprentissage. La parole est donnée aux membres des communautés majoritairement touchées par les politiques régressives d’incarcération. Cet espace réussit à rallier deux univers à priori paradoxaux en abordant de manière critique et théorique la problématique entourant les prisons, tout en laissant place à l’expression libre de l’environnement du club.

Dans la galerie G5a de la Fondation PHI où est présentée Bring Down The Walls, une installation vidéo documentaire est projetée en tout temps. À quatre reprises [2], durant la période de l’exposition, l’espace se transforme en école de jour avec des conférenciers et des membres actifs des communautés ciblées par la répression judiciaire au Canada et aux États-Unis, et en club le soir avec plusieurs collectifs, DJs et producteurs reconnus de la scène locale et internationale.

Bien que les données sur l’incarcération sont moins élevées au Québec (71/100 000 adultes) que dans le reste du Canada (131/100 000 adultes) ou aux États-Unis (730/100 000 adultes) (Alter Justice, 2019), il reste que les politiques, les stigmas sociaux et les préjugés qui y sont rattachés sont assez préoccupants, d’où l’urgence de créer une plateforme d’échanges sociaux à ce sujet. La construction à Laval d’un établissement carcéral réservé exclusivement aux migrant.e.s en est un bon exemple (voir: Journal Métro). Ces prisons, appelées Centre de surveillance de l’immigration (CSI), posent de sérieuses questions éthiques. Selon l’Agence des Services frontaliers du Canada, 144 migrant.e.s mineur.e.s ont été détenu.e.s dans des CSI entre 2017 et 2018, dont sept étaient non-accompagné.e.s. De plus, selon Alter Justice, le nombre de personnes autochtones en 2007-2008 représentait 4,3% de la population carcérale du Québec. À la même période, ce même groupe représentait que 1,2 pour cent de la population totale. Au fédéral entre 2017 et 2018, ce même groupe représentait 28 pour cent de la population des prisons, dont 38 pour cent étaient des femmes autochtones (Zinger, 2018). 

Il est possible de participer à un atelier conçu par l’artiste-sculpteure et organisatrice anti-prison Sheena Hoszko en collaboration avec l’équipe de l’éducation et de l’engagement public de la Fondation PHI. 

Enfin, l’œuvre humaniste de Phil Collins permet de prioriser l’expérience humaine et la parole, qui sont constamment activées par les échanges, les mouvements et les rythmes. À l’installation multimédia Bring Down The Walls se greffent des discours émancipateurs et des opinions politiques conjuguées à des expériences personnelles qui finissent par créer l’œuvre finale en mouvance. Le tout devient un univers riche en idées et en actions qui nous permettent d’aspirer à un bien-être collectif. 

Phil Collins a compilé un double LP regroupant plusieurs reprises de chanson house par des producteurs actuels. On y retrouve entre autres MikeQ, Ian Isiah, Kelsey Lu et Nguzunguzu. Tous les bénéfices vont à l’organisme international Critical Resistance qui travaille à déconstruire l’idée positive de l’incarcération pour nos sociétés. Il est disponible à la Fondation PHI pour l’art contemporain en quantité limitée au prix de 50$.

[1] Il existe des enceintes acoustiques, comme Funktion-One, capables de produire des fréquences de basse inaudible qui ne sont que perceptibles par notre corps, rehaussant encore plus l’expérience des fêtards.
[2] Les événements sont les samedis 9 novembre et le 7 décembre 2019 ainsi que les 8 février et 7 mars 2020. Ces événements sont gratuits et ont une capacité limitée.

À propos de l’auteur

Étudiant à la maîtrise communication (média expérimental) à l’Université du Québec à Montréal, Francis Beaumont-Deslauriers concentre ses recherches sur la performativité du genre et conteste les mécanismes de l’oppression gaie. 

Il est aussi connu sous son nom de DJ Fresco Frenetic. Par la création d'événements, il tente de construire des environnements inclusifs qui facilitent la promotion de musique électronique émergente. Vous pouvez visiter sa page SoundCloud ou rester informé en s’abonnant à son compte Instagram: @frescofrenetic.

Liste de référence

Alter Justice (2019). Statistiques | Le taux d’incarcération au Canada et au Québec | Alter Justice. Récupéré de https://www.alterjustice.org/dossiers/statistiques/taux-incarceration.html (Page consultée le 17 décembre 2019) 

Alter Justice (2015). Statistiques : profil des personnes incarcérées. Récupéré de https://www.alterjustice.org/dossiers/statistiques/profil_personnes_incarcerees.html  (Page consultée le 17 décembre 2019)

Bourdieu, P. (1972, 1980). Esquisse d’une théorie de la pratique. Précédé de trois études d’ethnologie kabyle. Paris : Édition de Minuit.

Carabin, F. (2019) Immigration: des groupes dénoncent une «prison» pour migrants à Laval. Journal Métro. Récupéré de https://journalmetro.com/actualites/2349152/centre-de-detention-de-migrants-pas-dautre-prison-a-laval-demandent-des-organismes/ (Page consultée le 17 décembre 2019) 

Critical Resistance. Récupéré de http://criticalresistance.org/ (Page consultée le 17 décembre 2019) 

Darville, J. (2018). Help smash mass incarceration with this incredible house music project. Dans The FADER. Récupéré de https://www.thefader.com/2018/05/01/phil-collins-creative-time-bring-down-the-walls-interview (Page consultée le 17 décembre 2019) 

Gouvernement du Canada, A. des services frontaliers du C. (2016, 15 août). Arrestations, détentions et renvois - Centres de surveillance de l’immigration. Récupéré de https://www.cbsa-asfc.gc.ca/security-securite/ihc-csi-fra.html (Page consultée le 17 décembre 2019)  

Jackson, P. (2006). Des corps « ecstatiques » dans un monde séculier: Une ethnographie sensuelle du clubbing. La culture sensible, volume 30 (3), 94‑107.

Sayej, N. (2018). « Clubbing has always been political » – Using house music to send a message. The Guardian, section Art and design. Récupéré de https://www.theguardian.com/artanddesign/2018/may/01/phil-collins-bring-down-the-walls-house-music-exhibition (Page consultée le 17 décembre 2019) 

Zinger, Ivan. (2018) Rapport annuel du Bureau de l’enquêteur correctionnel 2017-2018, Gouvernement du Canada. Émis le 31 octobre 2018. 

Photos: Marc-Olivier Bécotte. Sur la deuxième photo: le DJ Robert Owens en performance le 9 novembre 2019.

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