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Entrevue avec John Zeppetelli, commissaire

Date et heure
Vendredi 20 janvier 2012

Entrevue avec John Zeppetelli, commissaire

J’ai posé quelques questions à notre commissaire John Zeppetelli, afin de savoir comment se prépare une exposition comme Chroniques d’une disparition:

Quand et comment l’idée de monter une exposition collective avec ces artistes vous est-elle venue?

L’idée est d’abord partie d’une réflexion sur l’œuvre d’Emily Jacir (Where We Come From 2001-2003), une artiste palestinienne qui a aussi un passeport américain. Elle s’en est servie pour se promener sans contraintes entre les différentes zones du territoire et demander à des Palestiniens ce qu’elle pouvait faire pour eux, comment leur rendre des services qu’elle pouvait effectuer et pas eux, étant donné les restrictions liées à leurs déplacements sur lesdits territoires. Elle en a tiré une série de textes et de photographies de ces différentes actions qu’elle y a effectuées, culminant en une forme de documentaire sur la disparition appréhendée de ce peuple, ultimement de soi-même, et aussi sur l’entrave aux mouvements. Il y a aussi eu le film Chronique d’une disparition d’Elia Suleiman (considéré comme le premier long-métrage palestinien). Cet artiste, après un long exil aux États-Unis, revient en Cisjordanie où il réalise un film composé d’une série de petites vignettes très gracieuses et mélancoliques, mais aussi plein d’humour. C’est une très belle façon de voir le conflit régional et de le performer à nouveau (on sent même une façon de faire qui me rappelle un peu Buster Keaton). On y voit beaucoup de gens qui attendent, regardent dans le néant, montrant encore une fois une forme de disparition de soi, du peuple qui s’efface doucement…

Les thématiques de la disparition et de l’absence me semblent fondamentales. Par exemple, pensons à l’acquisition d’une langue: cette quête de mots et de concepts est comme une sorte de besoin insatiable d’empêcher la disparition du contact avec l’Autre. Plus le langage s’élargit, plus il prend la place de quelque chose qui n’existait pas avant. Toute acquisition de langage permet de remplir un vide, une absence. Même chose avec le cycle incessant du sexe. Il y a un concept d’absence et de perte inhérent à toute vie, c’est un flux constant qui nous questionne sous l’angle biologique, politique, social, intime. J’ai eu envie d’explorer tout cela dans cette exposition, en proposant des œuvres mélancoliques, mais généreuses et qui offrent toutes un regard politique sur la société.

Philippe Parreno, par exemple, propose une réflexion sur la disparition physique (le corps du sénateur Robert Kennedy), mais offre un témoignage politique. L’œuvre est une reconstitution du trajet en train du cercueil du sénateur assassiné, trajet qui a comme date le titre de l’œuvre, 8 juin 1968. Il s’agit, en quelque sorte, de la disparition d’une utopie potentielle: la situation des Afro-Américains semblait en voie d’amélioration, mais ils sont frappés par cet événement tragique, leurs regards suivant tristement la voie ferrée le long du trajet. Des gens ont même effectué tout le chemin à pied… Le film est projeté sur un très grand écran; on voit ainsi que les endeuillés forment une communauté autour de ce disparu et dans ce moment historique: ils communient dans la douleur.

De son côté, Taryn Simon étudie tout ce qui est soustrait au regard, fait apparaître tout ce qui a disparu de la culture américaine, mais qui, pourtant, sous-tend toute son origine. Elle explore un lieu hautement radioactif où, sans une protection totale, on meurt en quelques minutes; elle va visiter un aquarium où est gardé le seul requin blanc en captivité. Ce sont des endroits inaccessibles au commun des mortels, qu’elle révèle sous une forme documentaire, avec des éclairages étudiés, des annotations et des textes dans un rapport texte et image très troublant, mais aussi enrichissant. Les textes contextualisent l’image. Elle met en lumière ce qui est caché aux gens. Au travers de son œuvre Zarah/Farah, Taryn Simon transgresse des interdits en photographiant une jeune femme qui personnifie une adolescente de 14 ans, violée par des soldats américains. L’image, dernière prise d’un film de Brian de Palma, est à la fois troublante et artificielle. Il y a d’ailleurs eu évolution de la réception de cette image par le public au long des années et l’artiste a ajouté des textes explicatifs au fur et à mesure. On touche ici aussi à la politique, puisque la jeune femme qui a accepté de poser pour la photo a été par la suite menacée par sa propre famille, qui a trouvé le projet indécent. Cette jeune femme bénéficie de l’asile politique aux États-Unis, puisque sa vie est actuellement en danger.

José Toirac utilise un discours du leader cubain Fidel Castro dont il soustrait tout, sauf les nombres, sur la bande-son de sa vidéo. Le discours consiste alors en un défilé incessant de nombres de ceci ou de cela, et les envolées rhétoriques en sont réduites à une réflexion dépourvue de sens sur des gains ou des pertes, révélant que toute politique est une forme de manipulation.

Quant à Omer Fast, il offre une réflexion sur les nouvelles modalités de la guerre en montrant une forme de détachement chez un pilote de drone localisé à Las Vegas, alors qu’il tue des militants et des civils à des kilomètres de là. Il y a quelque chose d’évanescent, il n’y a plus ce rapport direct avec le soldat qui se bat sur le terrain; il y a la disparition physique des corps qui meurent aussi, mais quelque chose de virtuel, d’absent, et qui, pourtant, trouble tout autant. Le film est basé sur un mélange entre une vraie entrevue avec un pilote de drone et un récit fictif, explorant une forme de dystopie politique.

Finalement, Teresa Margolles s’engage dans une approche très troublante avec son évocation des cadavres de victimes de meurtres anonymes, la disparition des corps. Elle offre une sculpture minimaliste qui semble innocente à première vue, mais qui devient traumatisante lorsque l’on découvre qu’elle utilise des substances corporelles. Ce sont des gouttes d’eau qui tombent sur des plaques d’acier chauffé qui ressemblent à une table d’autopsie. L’eau en question vient d’une morgue au Mexique où l’artiste a elle-même travaillé, et il s’agit de l’eau utilisée pour nettoyer les cadavres à la suite d’autopsies. L’artiste s’intéresse aussi à la transformation, du corps présent à l’absence de corps, ce que l’on pourrait peut-être (mais elle ne le dit pas elle-même) associer à la transsubstantiation.

Quels sont les enjeux majeurs en travaillant avec plusieurs artistes à la fois ?

C’est un défi. Il y a beaucoup de correspondance à faire, de communication, mais je suis appuyé par toute l’équipe. Les artistes souhaitent toujours savoir avec qui ils seront présentés et il est important pour eux que la thématique de l’exposition soit solide, qu’ils soient associés avec des artistes dont ils respectent le travail. Le thème de l’exposition doit absolument mettre en valeur leurs œuvres de la meilleure façon qui soit. Ce qui est intéressant avec des expositions thématiques, c’est d’avoir à orchestrer le tout. C’est une forme de concert, une musique, avec des consonances, des dissonances. C’est un travail sur l’accumulation des significations, des évocations, des histoires. L’intérêt est de voir comment tout cela «sonne» ensemble.

En quoi la préparation du commissaire consiste-t-elle? 

Énormément de lecture, de recherche. Des lectures à travers tout le spectre culturel, il faut s’informer sur tout. L’art intéressant n’est pas centré sur sa propre histoire seulement, mais va chercher ailleurs aussi. Il est important que le choix des artistes découle d’une vraie expérience de l’œuvre, c’est-à-dire de l’avoir vue en réalité. Par exemple, j’ai été fasciné par June 8, 1968 de Parreno, et j’ai senti qu’on aurait là une œuvre-clé dans l’exposition. Il faut être convaincu, sentir qu’on doit montrer cette œuvre, faire confiance à son «feeling». Un autre exemple : l’œuvre Video Quartet de Marclay, en 2007. J’ai senti qu’il fallait l’amener à Montréal, que c’était comme une mission de la montrer au public montréalais. L’œuvre était convaincante en soi, mais il fallait convaincre aussi l’équipe qui avait à faire face à un grand défi technique.

Si vous aviez un seul mot pour présenter chacune des œuvres, lequel choisiriez-vous pour:

Taryn Simon? Détective.

José Toirac? Militant.

Philippe Parreno? Poésie.

Teresa Margolles? Confrontation.

Omer Fast? Panorama.

Comment décririez-vous votre vision du commissariat chez DHC/ART ?

Nous voulons présenter des œuvres importantes: des œuvres qui proposent des analyses à différents niveaux et avec lesquelles il est intéressant de faire des associations sociales, politiques, personnelles. Des œuvres magnifiquement belles, d’une part, mais qui ont un contenu, une charge, d’autre part. L’art, c’est quoi ? L’art est une objectification de toutes sortes d’expériences importantes dans le monde. Pas seulement des exercices formels, et surtout pas un discours nombriliste sur l’œuvre en elle-même. Les œuvres doivent témoigner du vaste terrain qu’occupe l’art contemporain, amener des réflexions. Elles doivent donner aussi une expérience de la beauté (comme une forme de révision, de réinterprétation de la beauté) en même temps qu’elles doivent engager le spectateur, d’une façon ou d’une autre, être chargées de sens et riches de liens potentiels. Il faut quelque chose qui accroche. Un petit quelque chose de séduisant et qui ait de l’allure, mais qui ne soit surtout pas vide de sens.

Pouvez-vous expliquer en quelques mots ce que représente Chroniques d’une disparition par rapport aux autres expositions présentées jusqu’ici à la Fondation?

C’est la troisième exposition thématique à la Fondation. Sous certains aspects, on pourrait dire qu’il s’agit du deuxième volet de Re-constitutions, mais avec une thématique de la disparition articulée autour du politique, du social et du privé. Nous avons attendu quelques années avant de présenter ce genre d’exposition, parce qu’il est souvent difficile de trouver un thème qui englobe différentes pratiques et qui soit à la fois précis et cohérent. C’est difficile de faire quelque chose de bien et de «serré». Il est aussi important de présenter des expositions monographiques pour entrer dans l’univers d’un artiste en particulier. En fait, il faut toujours trouver un équilibre.

Nous aimons aussi penser que nous nous donnons des défis avec chaque exposition. Par exemple, Currin choque toujours, il est radical dans la peinture figurative. Nous aimons aussi questionner toutes sortes de sujets, avec des discours importants en art, qui sont parfois pointus, oui, mais qui demeurent incontournables dans la réflexion actuelle sur l’art.

Finalement, à quel type de public croyez-vous que s’adresse une telle exposition ?

Idéalement, à tous. On parle, entre autres, de mortalité, un sujet qui touche tout le monde. Il y a un peu de travail à faire du côté du visiteur, bien sûr. La présentation choisie présuppose un spectateur actif qui participe à la signification de l’œuvre. Notre volonté est que toutes sortes de publics viennent, mais il faut être honnête et avouer que cette exposition exigera beaucoup du spectateur. Il faudra que les visiteurs soient prêts à s’immerger dans un univers chargé de sens, émotionnellement aussi…

Chroniques d’une disparition est présentée à DHC/ART du 19 janvier au 13 mai 2012.

Myriam Daguzan Bernier

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